Interview de Valentina Hemmeler Maïga, Uniterre

Quelle reconnaissance des femmes dans le monde paysan ?

20.04.2017

Valentina Hemmeler Maïga est ingénieure agronome et secrétaire syndicale d’Uniterre depuis 2006. Fondée en 1951, Uniterre est une organisation paysanne  qui a pour but la défense économique et morale des paysan-ne-s et du monde rural devant les autorités politiques et vis-à-vis des partenaires économiques, administratifs et juridiques. Uniterre est membre de la Via Campesina, le mouvement international qui défend l’agriculture paysanne durable comme moyen de promouvoir la justice sociale et la dignité.

 

Quel est le rôle des femmes dans l’agriculture suisse aujourd’hui?

Les femmes paysannes en Suisse sont actives dans le travail de la ferme, mais aussi dans le travail au sein du foyer et souvent dans la gestion des aspects administratifs comme la comptabilité, les demandes de paiements directs ou le budget familial. Au fil des générations, nous constatons une augmentation de femmes qui ont un travail rémunéré à l’extérieur de l’exploitation agricole, dans des activités telles qu’infirmière, enseignante, conductrice de bus scolaire, épicière, etc. Ce revenu d’appoint est très important pour le fonctionnement des exploitations agricoles, qui ont souvent de grosses difficultés financières. D’autres femmes qui ne sont pas forcément issues du monde paysan, avaient déjà un emploi et elles le gardent à temps partiel après s’être mariées avec un paysan. Les journées sont très longues et bien remplies, et les vacances sont rares, surtout quand il y a du bétail à entretenir.

 

Quel est le statut de la femme paysanne en Suisse ?

La femme peut avoir différents types de statuts au sein de l’exploitation agricole. L’homme est presque toujours chef de l’exploitation et propriétaire des terres et des bâtiments. La femme peut être salariée, co-exploitante avec une cogestion du risque en cas de faillite, mais c’est très rare, ou pas salariée du tout, comme ça arrive très fréquemment. Lorsque tout va bien, même en ayant un statut précaire comme celui de non-salariée, les choses peuvent bien se passer. Toutefois, en cas de divorce ou de décès du conjoint, la femme sera très peu protégée, voire pas du tout, car elle se retrouve hors système par rapport aux cotisations sociales. Elle aura peut-être droit à l’AVS de base, mais pas au deuxième pilier, ni à l’assurance chômage. Si elle a reversé son revenu externe, sa fortune ou un héritage dans le compte commun de l’exploitation, il sera difficile de justifier cet apport monétaire, sans parler de la force de travail non rémunérée qu’elle aura fournie. Elle sera perdante sur tous les fronts.

 

Dans le cas de divorces où la femme a une meilleure protection si le contrat a été bien rédigé, c’est parfois le mari qui se retrouve à devoir rembourser une partie de ce qui a été investi ou à verser une pension alimentaire, et ceci peut mettre en péril la survie de l’exploitation agricole. Le mari va peut-être devoir vendre la ferme, car il ne pourra pas tout assumer. Il y a aussi la question du patrimoine familial qui est souvent remis à la génération suivante. Un divorce peut donc aussi être à l’origine de gros conflits familiaux et de loyauté vis-à-vis des enfants qui ne pourraient plus reprendre l’exploitation. Il peut aussi arriver que les enfants jettent l’épouse dehors, car ils se considèrent comme héritiers du patrimoine, et même si leur mère a travaillé et investi dans l’exploitation et y a vécu pendant des décennies, elle peut potentiellement être exclue du domaine. Quand on a une imbrication entre le lieu de vie et l’activité professionnelle, les choses deviennent vite très compliquées. Il faut bien réfléchir ! Les générations actuelles sont peut-être plus conscientes et conseillées pour protéger soi-même, le conjoint et l’exploitation.

 

Si on aborde le thème de la violence conjugale, il y a là aussi des complications qui viennent s’ajouter à des situations qui sont déjà dramatiques à la base. Il existe en Suisse des centres d’accueil pour femmes battues où les femmes peuvent aller se réfugier en cas de violence. Mais pour les paysannes ce n’est pas évident de franchir ce pas, car ces structures se trouvent dans les villes, et en quittant le lieu familial, on quitte aussi le lieu de travail et le patrimoine familial. La Via Campesina a fait toute une campagne sur la violence faite aux femmes dans le monde rural au niveau international.

 

Comment est en train d’évoluer le travail à la ferme ?

Le tourisme rural est en plein développement. Ce sont souvent les femmes qui initient ce genre de démarche, qui représente une ouverture vers l’extérieur. Dans ce cas, elles reprennent souvent une partie de la gestion. Les responsabilités et la répartition des bénéfices sont séparées et officialisées. Le tourisme rural, toutefois, n’est pas considéré comme le corps du métier du paysan mais comme une activité annexe, alors que ça rapporte de l’argent, ça sert à faire connaître l’activité de la ferme et à valoriser ses produits.

 

Une autre tendance que l’on voit apparaître est la présence des femmes dans la viticulture. De plus en plus de femmes, épouses ou filles de vignerons, prennent la tête d’exploitations viticoles avec grand succès. C’est un domaine dans lequel elles sont reconnues et en plus elle font du très bon vin ! Les femmes ont parfois un contact plus facile avec la clientèle et ont de l’aisance à mettre en valeur leurs produits. Actuellement,  il y a toute une volée de femmes dans la trentaine, en tout cas en Suisse romande, qui ont repris le domaine du père, même si de manière générale ce sont le plus souvent les fils qui reprennent l’exploitation. Le maraichage dans de petites exploitations a aussi parfois été repris par des femmes. Aujourd’hui, on se sent peut-être moins enfermés dans des rôles que par le passé.

 

Quelle est la situation de la femme paysanne en Suisse vs. la femme paysanne dans les pays du Sud ?

Toute la problématique liée au foncier, à la propriété de la terre, est généralisée et universelle : la plupart du temps c’est l’homme qui est propriétaire des terres et l’accès à la terre est un problème pour les femmes, que ce soit en Suisse, au Burkina Faso, en Argentine ou en Indonésie. Pour cela, nous travaillons avec la Via Campesina, le mouvement paysan international, à la mise en place d’une déclaration sur le droits des paysannes et des paysans au Conseil des droits humains à l’ONU. La déclaration aborde aussi les droits des paysannes comme l’accès à la terre, aux crédits et  aux moyens de production. Nous pouvons affirmer que tant dans le Nord que dans le Sud, le combat est le même. Le statut de la femme n’est pas assez reconnu. Certains sont persuadés qu’en Suisse il n’y a pas de problèmes, mais ce n’est pas le cas. Des études et des chiffres le démontrent. D’où le travail de sensibilisation que l’on fait maintenant.

 

Une tendance qu’on peut observer dans certains pays du Sud, est la répartition suivante : les femmes gèrent souvent tout ce qui est production vivrière, cultures maraîchères, vaches laitières et petit bétail, tout ce qui approvisionne la famille dans le quotidien. Tandis que tout ce qui est cultures d’exportation (canne à sucre, arachides, café) et emmène de la liquidité est généralement géré par les hommes. En Suisse, à l’époque c’était la femme qui s’occupait du jardin familial, qui constituait la base de l’alimentation familiale en termes de légumes. Aujourd’hui, à cause de leurs multiples rôles et du travail à l’extérieur, les paysannes ont moins de temps pour s’occuper du jardin. Du coup, elles font leurs courses au supermarché. De ce point de vue, il y a certainement une grande perte.

 

Dans le cas d’accaparement des terres dans certains pays du Sud, si déjà les femmes à la base n’ont pas un statut solide au niveau foncier, la discrimination sera encore renforcée, car ce sont elles qui vont être jetées les premières hors de ces terrains.

 

Que fait-on pour améliorer cette situation ?

Au début des années 2000, un projet appelé « Paysannes en toute conscience » a été développé par le Conseil agricole et l’Union des paysannes suisses. Un gros dossier informatif a été constitué afin de sensibiliser femmes et hommes aux enjeux du mariage au sein d’une exploitation agricole. Dix ans plus tard, suite à la publication d’un rapport de l’Office fédéral de l’agriculture qui disait en résumé que malgré tout, les paysannes étaient satisfaites de leur vie, de nombreuses questions liées au statut de la femme paysanne ont refait surface au Parlement. Ces dernières années, des efforts ont été faits pour mieux reconnaître le statut de la paysanne. On se pose sérieusement la question de la copropriété des terres et des bâtiments et on cherche des solutions à apporter. La loi sur le droit foncier rural est née dans un contexte où la structure familiale était très traditionnelle, où le mari est chef d’exploitation, et sans penser « couple ». Aujourd’hui on est dans une démarche de sensibilisation et on travaille pour que le statut de la femme soit reconnu sans que cela soit fait à l’encontre de l’homme pour que tout le monde en sorte gagnant.

 

On travaille aussi pour une meilleure représentation des femmes dans les structures décisionnelles des organisations paysannes. Si on veut élargir le spectre des sensibilités et des réflexions liées à la question agricole et à la question alimentaire, il important qu’il y ait plus de femmes qui soient présentes dans les comités d’associations. Malheureusement, dans une famille paysanne, c’est très rare que ce soit la femme qui se rend au comité de la fromagerie ou de la chambre d’agriculture, car les séances ont lieu le soir, le moment où on couche les enfants et où une présence est nécessaire à la maison. Il faut réfléchir à des solutions pour que les structures soient mieux adaptées à l’aménagement du temps des femmes.

 

Chez Uniterre, si les deux conjoints viennent à l’assemblée du comité, on comptera les deux voix. Ce que la Via Campesina a mis en place au niveau international, c’est que chaque région est représentée par un homme et une femme. S’il n’y a pas de femme, le poste est vacant. Le fait d’insérer des quotas hommes-femmes renforce la voix des femmes et apporte une nouvelle dynamique, un nouveau regard et une certaine ouverture vis-à-vis du reste de la société.

 

Est-ce que dans ce travail de sensibilisation on fait aussi quelque chose pour que l’homme participe plus au « care » et à toutes ces tâches moins reconnues et non rémunérées dont la femme s’occupe ?

Je ne sais pas. Je ne crois pas. La question a toujours été : « comment est-ce que les femmes peuvent faire plus et être plus reconnues », mais pas forcément « comment les femmes peuvent faire moins à la maison pour faire plus de choses différentes, et qu’est-ce que les hommes pourraient prendre en plus ». C’est un peu toujours le même problème que dans le reste de la société : les femmes sont indépendantes, elles ont un boulot, mais à la maison pour finir elles ont un deuxième ou un troisième travail. Le partage des tâches reste toujours relativement théorique. On est loin du 50-50%.

 

Conclusion 

Aujourd’hui en Suisse il n’y a plus que 3% de paysans et il n’y a pas vraiment de politique incitative pour encourager les femmes à s’installer et à trouver leur place. Maintenant qu’on a fait un travail de sensibilisation important, il faudrait rectifier ces questions au niveau juridique. La vraie question est: « comment est-ce qu’on transforme les structures pour permettre une vraie participation et une juste reconnaissance des femmes dans le monde paysan? ». Cette réflexion devrait pousser à mener une politique active dans tous les domaines des organisations paysannes tant au niveau cantonal que national. Cela va prendre du temps, mais il ne faut surtout pas perdre ça comme objectif, car petit à petit, on avance et on progresse.